Les verbes géorgiens, tordus mais fascinants

Depuis que je suis allé en Géorgie, je trouve sa langue fascinante. J’avais écrit un article à ce sujet (et créé un site pour apprendre l’alphabet), mais depuis je me suis intéressé au géorgien de plus près et j’en sais davantage sur l’aspect le plus complexe et mystérieux de cette langue : les verbes. Attention, ça va être un peu technique.

Parmi les caractéristiques des verbes géorgiens, voilà quelques unes des plus remarquables :

  • Il n’y a pas d’infinitif, ce qui est d’ailleurs un problème parce que les dictionnaires géorgiens donnent généralement un nom verbal1 qui ne permet pas vraiment de savoir comment se conjugue le verbe. En gros, si vous cherchez « construire » dans un dictionnaire géorgien, il vous donnera აშენება asheneba, qui signifie plutôt « construction ».
  • Il y a onze temps – « temps » n’est pas vraiment le terme le plus adapté, parce qu’ils indiquent un mélange de temps, aspect et mode. Wikipédia me suggère « tiroir verbal »2.
  • On peut indiquer l’objet direct ou indirect dans le verbe, avec des préfixes ou suffixes – et selon les temps.
  • Il y un certain nombre de préfixes et suffixes plus ou moins arbitraires, qui apparaissent ou disparaissent à certains temps.
  • Il y a pas mal d’irrégularités et des formes supplétives – comme en français « va » et « ira » sont deux formes d’un même verbe alors que ce sont des mots entièrement différents.
  • Étonnamment, il y a une chose facile pour les francophones : le tutoiement et le vouvoiement marchent comme en français.

Conjugaison simple

Commençons par quelque chose de simple, un verbe tout ce qu’il y a de plus régulier conjugué au présent : « faire ».

Personne Singulier Pluriel
1re ვაკეთებ
vak’eteb
ვაკეთებთ
vak’etebt
2e აკეთებ
ak’eteb
აკეთებთ
ak’etebt
3e აკეთებს
ak’etebs
აკეთებენ
ak’eteben

On remarque quelques choses intéressantes :

  • La personne n’est pas forcément indiquée en changeant la fin du verbe, mais peut aussi l’être en changeant le début (préfixe v- de la première personne).
  • La deuxième personne du singulier ne porte aucune marque de personne.
  • À la première et à la deuxième personne, le pluriel se forme en ajoutant -t.
  • La troisième personne peut être indiquée par divers suffixes, selon les verbes et les temps.

Ceci est valable pour une grande partie des verbes et des temps (mais tous, comme on le verra par la suite).

Vous pourriez penser que le radical du verbe « faire » est ak’eteb. Pas du tout, c’est seulement k’et. Le suffixe -eb- est appelé « indicateur thématique »3. Il n’a pas vraiment de sens, il doit juste être là à certains temps. Il y en a quelques autres, notamment -ob-, -av-, -i- et -am-, et il faut savoir quel verbe prend quel suffixe. Certains n’en ont tout simplement pas : წერ ts’er (« tu écris »).

Quant au a-, c’est ce qu’on appelle une voyelle de version. Il y en a quatre possibles : a-, e-, i- et u-. La voyelle a- peut indiquer que l’action a lieu sur une surface, et i- que le sujet fait l’action pour lui-même – mais parfois, comme ici, elles n’ont pas de sens précis, elles sont juste requises par le verbe. Les deux autres, e- et u-, interviennent dans des cas qui dépassent mes compétences.

Voyons maintenant le futur :

Personne Singulier Pluriel
1re გავაკეთებ
gavak’eteb
გავაკეთებთ
gavak’etebt
2e გააკეთებ
gaak’eteb
გააკეთებთ
gaak’etebt
3e გააკეთებს
gaak’etebs
გააკეთებენ
gaak’eteben

C’est facile, pour former le futur, il suffit de mettre ga- devant le présent, c’est ça ? Non. Il suffit (généralement) de mettre un préfixe, mais pour chaque verbe, il faut apprendre lequel4. Le préfixe est souvent arbitraire, même s’il a parfois un sens, visible par exemple avec les verbes de mouvement :

  • მიდის midis : « il va » ;
  • მოდის modis : « il vient » ;
  • გადის gadis : « il sort » ;
  • შედის shedis : « il entre » ;
  • ადის adis : « il monte » ;
  • ჩადის chadis : « il descend ».

Bref, vous commencez à voir qu’un verbe géorgien peut être constitué d’un paquet d’éléments. Ainsi, გავაკეთებთ gavak’etebt (« nous ferons ») peut-être décomposé en pas moins de six éléments : ga-v-a-k’et-eb-t.

Voyons encore un temps, l’aoriste. C’est un terme qui fait peur, mais on peut plus simplement dire « passé accompli » – en gros, les formes suivantes se traduisent par « j’ai fait », « tu as fait », etc.

Personne Singulier Pluriel
1re გავაკეთე
gavak’ete
გავაკეთეთ
gavak’etet
2e გააკეთე
gaak’ete
გააკეთეთ
gaak’etet
3e გააკეთა
gaak’eta
გააკეთეს
gaak’etes

Le préfixe du futur est toujours là (il ajoute un aspect accompli), par contre le suffixe -eb- a disparu. La troisième personne du singulier n’est plus marquée par -s, mais par -a.

Le géorgien n’a pas d’impératif : on utilise l’aoriste à la place. გააკეთე gaak’ete peut vouloir dire « tu as fait », mais aussi « fais ! »

L’optatif

Bon, les trois temps qu’on a vus ne sont pas très exotiques. Voyons-en plutôt un qu’on n’a pas en français : l’optatif.

Personne Singulier Pluriel
1re გავაკეთო
gavak’eto
გავაკეთოთ
gavak’etot
2e გააკეთო
gaak’eto
გააკეთოთ
gaak’etot
3e გააკეთოს
gaak’etos
გააკეთონ
gaak’eton

Vous vous souvenez que le géorgien n’a pas d’infinitif ? Dans bien des cas, c’est l’optatif qu’on utilise à la place :

მინდა ვისწავლო ქართული ენა.
Minda vists’avlo kartuli ena.
Je veux apprendre le géorgien.

Plus littéralement, on peut traduire cette phrase par « Je veux que j’apprenne le géorgien. » En effet, l’optatif correspond souvent au subjonctif français :

ხვალ მე უნდა ვიმუშავო.
Khval me unda vimushavo.
Il faut que je travaille demain. (Mot à mot : Demain je il-faut que-je-travaille.)

L’optatif sert aussi à former l’impératif négatif (de manière assez forte et pas très polie) :

არ დალიო ღვინო!
Ar dalio ghvino!
Ne bois pas de vin !

L’objet dans le verbe

Voyons maintenant une caractéristique très intéressante des verbes géorgiens : ils peuvent indiquer l’objet, là où en français on est obligé d’utiliser un mot séparé.

Avec les verbes transitifs, l’objet direct à la troisième personne est sous-entendu : ხედავ khedav peut se traduire par « tu vois », « tu le vois » ou « tu les vois ». Pour dire « tu me vois », il suffit d’ajouter un préfixe : ხედავ mkhedav.

« Je (le(s)) vois » se dit ვხედავ vkhedav. Le v- indique la première personne du singulier, comme ce qu’on a vu précédemment. L’objet direct à la deuxième personne est marqué avec le préfixe g- : « je te vois » se dit donc ხედავ gkhedav. La marque du sujet a disparu, parce que g- et v- ne peuvent pas apparaître en même temps, mais ça reste bien de la première personne. Je ne connais pas l’origine de cette règle, mais c’est peut-être pour éviter une ambiguïté. Le préfixe gv- a déjà une fonction : გვხედავ gvkhedav signifie « tu nous vois ».

Enfin, si l’objet direct est « vous », on utilise aussi g- avec -t à la fin : ხედავ gkhedavt. Mais comme on l’a vu, le -t peut aussi indiquer que le sujet est au pluriel (à la première et à la deuxième personne), et ce mot est ambigu. Il peut vouloir dire :

  • « je vous vois » : vkhedav avec le marqueur d’objet g- -t ;
  • « nous te voyons » : vkhedavt avec le marqueur d’objet g-;
  • « nous vous voyons » : vkhedavt avec le marqueur d’objet g- -t ;
  • « il vous voit » : khedavs avec le marqueur d’objet g- -t (le -t vient remplacer le -s qui indique la troisième personne du singulier).

Bien sûr, on peut utiliser des pronoms pour préciser l’objet.

Ce n’est pas tout : la voyelle de version va maintenant révéler son utilité pour marquer l’objet indirect, traduit en français par « à » ou « pour ». Prenons le verbe pour « peindre » (ხატავ khat’av : « tu peins »). En mettant un i- entre le marqueur de personne et le radical, on obtient par exemple :

  • მიხატავ mikhat’av : « tu le peins pour moi » ;
  • გიხატავ gikhat’av : « je le peins pour toi » ;
  • გვიხატავს gvikhat’av : « il le peins pour nous » ;
  • ხატავ vukhat’av : « je le peins pour lui » – à la troisième personne, on utilise u- ;
  • ხატავს ukhat’av : « il le peint pour lui ».

Sans marqueur d’objet, i- indique que le sujet fait l’action pour lui-même : ვხატავ vikhat’av (« je peins pour moi »), ხატავს ikhat’avs (« il peint pour lui-même »).

Avec la voyelle pré-radicale a-, on peut même indiquer l’objet sur lequel a lieu l’action : მახატავ makhat’av (« tu le peins sur moi »), ვახატავ vakhat’av (« je le peins sur lui »).

Sujet et objet dans la phrase

Si vous avez du mal à suivre, c’est normal – la première fois que j’ai lu l’article sur la grammaire géorgienne sur Wikipédia en anglais, je n’ai rien compris. Si vous arrivez encore à suivre, nous allons voir un peu de syntaxe avec une phrase toute simple du type « sujet-verbe-complément » en faisant attention aux cas utilisés.

ქალ სურათ ხატავს.
Kali surats khat’avs.
La femme peint une image.

Le sujet kali est au nominatif, l’objet surats au datif. Le géorgien n’a pas d’accusatif, on utilise le datif à la place, mais à part ça, rien de très inhabituel.

ქალმა სურათ დახატა.
Kalma surati dakhat’a.
La femme a peint une image.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Eh bien en géorgien, quand le verbe est à l’aoriste ou à l’optatif, le sujet et l’objet ne sont plus marqués de la même façon. Le sujet doit être à l’ergatif et l’objet direct au nominatif.

Ce phénomène est appelé ergativité scindée et on le retrouve notamment dans des langues comme le hindi et diverses langues d’Australie.

La quatrième conjugaison

Les verbes géorgiens sont répartis en quatre classes, un peu comme les groupes de conjugaison en français :

  • la première classe comporte presque seulement des verbes transitifs ;
  • la deuxième comporte des verbes intransitifs ;
  • la troisième comporte surtout des verbes intransitifs (dont des verbes qui indiquent des sons et des phénomènes météorologiques) et quelques verbes transitifs ;
  • la quatrième est la plus rigolote.

Ce que je vous ai dit précédemment est vrai seulement pour la première classe et, dans une certaine mesure, les deux suivantes. La quatrième classe est assez différente. Voyons par exemple le verbe « s’appeler » au présent.

Personne Singulier Pluriel
1re მქვია
mkvia
გვქვია
gvkvia
2e გქვია
gkvia
გქვიათ
gkviat
3e ჰქვია
hkvia
ჰქვიათ
hkviat

Mis à part le fait que ça ne fait pas peur aux Géorgiens d’avoir un mot qui commence par gvkv, on remarque que la conjugaison n’a presque rien à voir avec celle de « faire ». En effet, les marqueurs du sujet sont les même que ceux qui serve à marquer l’objet des autres verbes. La quatrième conjugaison est caractérisée par une inversion du marquage du sujet et de l’objet par rapport aux autres verbes. Et ça vaut aussi pour les cas utilisés :

  • კაც ძაღლ ხედავს.
    K’atsi dzaghls khedavs.
    L’homme (nominatif) voit un chien (datif).
  • კაც ძაღლ ჰყავს.
    K’atss dzaghli hq’avs.
    L’homme (datif) a un chien (nominatif).

Trucs en vrac

Le géorgien a pas mal de verbes irréguliers qui sont complètement différents à certains temps, par exemple :

  • « il dit » : ამბობს ambobs, « il a dit » : თქვა tkva, « il dira » : იტყვის it’q’vis ;
  • « il boit » : სვამს svams, « il a bu » : დალია dalia ;
  • « il va » : მიდის midis, « il ira » : წავა ts’ava ;
  • « il a » : აქვს akvs, « il aura » : ექნება ekneba, « il avait » : ჰქონდა hkonda.

Si vous vous dites « hé, le verbe “avoir”, c’est pas le même que dans l’exemple d’avant », c’est normal : en géorgien, il y a des verbes qui diffèrent en fonction de si l’objet est animé ou nom. « J’ai une sœur » se dit მე მყავს და me mq’avs da, mais « j’ai une maison » se dit მე მაქვს სახლი me makvs sakhli.

Conclusion

Je n’ai fait qu’effleurer la surface : les verbes géorgiens sont incroyablement complexes. J’aurais pu en dire encore plus, mais cet article est déjà assez long et compliqué.

Le géorgien a l’air impossibles à apprendre, mais je suis sûr qu’il ne l’est pas : comme toutes les langues, il doit bien y avoir un moment où ça commence à avoir un sens. Après tout, les Géorgiens arrivent bien à parler leur langue avec autant d’aisance que je parle le français. Cela dit, comme je n’apprends pas le géorgien sérieusement (malheureusement, il ne m’est pas utile), je pense que je n’atteindrai pas ce point, et mes connaissances restent plus théoriques que pratiques.

Bibliographie

Le gros problème avec le géorgien, c’est le manque de sources. Alors voici quelques ouvrages utiles pour l’apprendre et comprendre sa grammaire :

  • Dodona Kiziria, Beginner’s Georgian. Un manuel pour débutants.
  • Howard I. Aronson, Georgian: A Reading Grammar. Malgré son aspect peu convivial, c’est une mine d’or avec énormément d’informations sur la grammaire, présentées de manière progressive, avec des textes et des exercices. C’est un manuel assez ardu, mais apparemment, à la fin on est censé pouvoir comprendre des textes en géorgien courant.
  • Irène Assatiani et Michel Malherbe, Parlons géorgien : Langue et culture.
  • Liam Campbell, Georgian Verbs Comprehensive. Une très bonne ressource sur les verbes, avec des explications et des tableaux de conjugaison pour des centaines de verbes. Cependant, il fait l’impasse sur les trois temps les moins utilisés.
  • Tamar Makharoblidze, The Georgian Verb. C’est plus un ouvrage linguistique qu’un manuel, mais il a des informations détaillées sur la formation de tous les temps et l’usage des marqueurs de personnes.
  1. Dans des ouvrages en anglais, j’ai croisé le terme masdar, apparemment emprunté à la grammaire arabe.
  2. En anglais, on utilisé généralement le mot screeve, un terme usité seulement en grammaire géorgienne, emprunté à მწკრივი mts’k’rivi (« rangée »).
  3. C’est le seul nom français que j’ai pu trouver dans mes sources. En anglais, j’ai aussi vu present-future stem formant.
  4. Étrangement, ça me rappelle beaucoup les langues slaves. Comparez en russe делаю (« je fais ») et сделаю (« je ferai »), dérivé avec un suffixe qui doit être appris.

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3 réponses

  1. A dit :

    Remarquable article sur une question passablement complexe et passionnante , remarquable pour sa clarté pèdagogique !

  2. Vassili Karist dit :

    J’ai ètè coupè et mon message a ètè incomplet et anonyme ! Dans mon adresse mail Valgueb il y a un fragment de géorgien tiré du radical du nom de miens ancétre dgeb დგებ qu’on retrouve dans tous les mots qui ont à voir avec la notion : se tenir debout et jusque dans le mot qui désigne Pāques ( la résurrection ardgoma აღდგომა ) quoi qu’il en soit : « bravo! »

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