Les langues baltes : le letton et le lituanien

Avant mon voyage dans les pays baltes de l’année dernière, je me suis renseigné sur les langues de ces pays. Je n’ai fait qu’effleurer la surface, mais voici quelques faits intéressants.

Classification

Je vais simplement répéter ce que j’ai écrit dans mon dernier article : les langues baltes sont une branche des langues indo-européennes apparentée aux langues slaves. Il n’y en a plus que deux de vivantes : le lituanien et le letton. (Et le samogitien, considéré par certains comme un dialecte lituanien, et le latgalien, considéré par certains comme un dialecte du letton.)

Les langues baltes, et en particulier le lituanien, ont la réputation d’être archaïques, c’est-à-dire que par certains aspects elles ont relativement peu évolué depuis le proto-indo-européen et ont apparemment été importantes pour le reconstruire. C’est pour ça qu’on entend parfois que « le lituanien est la langue la plus ancienne d’Europe », ce qui n’a pas de sens.

Le letton et le lituanien sont assez proches. Par exemple, après avoir vu les mots darbo laikas (« temps de travail », c’est-à-dire « horaires d’ouverture ») sur toutes les portes de magasin en Lituanie, je n’ai pas eu de mal à comprendre darba laiks une fois arrivé en Lettonie. Néanmoins, dans l’ensemble, ces deux langues ne sont pas assez proches l’une de l’autre pour permettre une vraie intercompréhension. Tout au plus, d’après ce que j’ai compris, un Lituanien qui entend du letton (ou l’inverse) peut arriver, en tendant bien l’oreille, à comprendre de quoi il est question. Et j’imagine qu’ils ne trouvent pas la langue des voisins trop difficile à apprendre, étant donné les nombreuses similarités dans la grammaire et le vocabulaire.

Je ne parlerai pas dans cet article de l’estonien, qui est une langue totalement différente (il appartient aux langues finno-ougriennes et est proche du finnois).

Je tire une bonne partie des ces informations des ouvrages A Short Grammar of Lithuanian et A Short Grammar of Latvian du linguiste norvégien Terje Mathiassen.

Écriture et prononciation

Les deux langues sont assez facile à reconnaître à l’écrit, notamment grâce à leurs nombreux accents.

  • En lituanien : ą, č, ę, ė, į, š, ų, ū, ž. Le y est aussi courant alors qu’il n’est pas utilisé en letton.
  • En letton : ā, č, ē, ģ, ī, ķ, ļ, ņ, š, ū, ž.

Voilà un petit aperçu de chaque (pour être original, c’est l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme), d’abord en lituanien puis en letton.

Visi žmonės gimsta laisvi ir lygūs savo orumu ir teisėmis. Jiems suteiktas protas ir sąžinė ir jie turi elgtis vienas kito atžvilgiu kaip broliai.

Visi cilvēki piedzimst brīvi un vienlīdzīgi savā pašcieņā un tiesībās. Viņi ir apveltīti ar saprātu un sirdsapziņu, un viņiem jāizturas citam pret citu brālības garā.

La prononciation des deux langues présente des phénomènes comparables (longueur des voyelles, palatalisation des consonnes, ton), voyons les détails pour chaque langue.

En lituanien

Un exemple de lituanien parlé (de l’excellent projet Wikitongues).

Les consonnes sont nombreuses : quasiment toutes les consonnes peuvent êtres palatalisées. Pour citer Wikipédia : la palatalisation est une modification phonétique dans laquelle un son est produit par une partie plus à l’avant du palais dur que celle utilisée pour le son d’origine. En français, on parle aussi de consonnes molles ou mouillées. De ce point de vue, le lituanien est assez semblable au russe, mais je trouve la palatalisation beaucoup plus difficile à entendre qu’en russe.

Les consonnes sont automatiquement mouillées devant i et e (ça inclut y, į, ę, ė). Devant une autre voyelle, on insère un i : les deux premiers i de Šiauliai (une ville du nord de la Lituanie) sont là pour indiquer que la consonne précédente est mouillée.

Les voyelles lituaniennes peuvent être longues ou courtes. Les lettres a, e, i, u représentent des voyelles courtes (mais a et e peuvent être allongés dans les syllabes accentuées). Le i et u courts sont particulièrement ouverts – pour une oreille francophone, le i ressemble peut-être plus à è.

Le o est normalement long, mais peut être court dans des mots d’origine étrangère. Ą représente un a long, y et į un i long, la différence est étymologique. Pareil pour ų et ū qui ont la même prononciation. Ę est un e long très ouvert (plus que le è français), tandis que ė est plus proche du é français. D’ailleurs, la petite queue sous ą, ę, į et ų n’est pas une cédille mais un ogonek (mot polonais), et servait à l’origine à noter une voyelle nasale.

(Je mélange un peu orthographe et prononciation et je m’abstiens d’utiliser l’alphabet phonétique international pour ne pas rebuter les non-linguistes, mais si vous voulez, Wikipédia en anglais a un article détaillé là-dessus.)

Le lituanien a pas mal de diphtongues : ei, ai, au, ie, uo, etc. Étrangement, a, e, i ou u suivi de r, l, m ou n compte aussi comme une diphtongue. C’est important pour l’accentuation.

L’accentuation, justement, m’a l’air d’être la principale difficulté de la prononciation lituanienne. Non seulement la place de l’accent tonique est peu prévisible, mais en plus, le lituanien a des tons : pas comme en chinois, mais les voyelles des syllabes accentuées ont un ton soit montant, soit descendant. Évidemment, l’accent et le ton ne sont pas écrits (sauf dans les dictionnaires ou les textes pour apprenants, avec des symboles que je ne détaillerai pas ici). Et bien sûr, quand on conjugue ou décline un mot, l’accent peut se déplacer selon des schémas complexes. Bref, ça a l’air comme le russe mais encore pire.

En letton

Wikitongues n’a pas de vidéo dédiée au letton, alors voilà une chanson.

La phonologie du letton m’a l’air moins compliquée. Il y a moins de consonnes : seules quelques consonnes peuvent être palatalisées, et c’est clairement écrit au moyen d’une cédille (ģ, ķ, ļ, ņ). Ģ et ķ ressemblent plus à un d et un t palatalisés qu’à g et k. Il y avait aussi un ŗ, mais la lettre a été officiellement supprimée de l’alphabet en 1946 parce que le son correspondant avait disparu de la langue.

Une consonne sourde entre une voyelle courte accentuée et une autre voyelle est automatiquement prononcée longue. Concrètement, un mot comme upe (rivière) est prononcé uppe.

Les voyelles longues sont clairement indiquées au moyen d’un macron (oui, ça s’appelle un macron) : ā, ē, ī, ū. Exception : la lettre o est normalement prononcée uo, mais peut aussi représenter un o long ou court dans les mots d’origine étrangère.

La lettre e et son équivalent long ē ont en réalité deux prononciations possibles : [ɛ] (comme le è français) et [æ] (un è encore plus ouvert). Certaines règles permettent de prévoir quelle prononciation est la bonne : à quelques exceptions près, la prononciation ouverte n’est pas possible dans la dernière syllabe d’un mot, si la syllabe suivante contient un i ou un e, dans les mots d’origine étrangère, etc.

Le letton a aussi quelques diphtongues (ei, au, au, ie, uo – orthographié o – et quelques autres).

L’accentuation est plus facile qu’en lituanien : c’est normalement la première syllabe qui est accentuée, même si des exceptions existent, à commencer par le mot pour « bonjour », labdien.

Le letton a aussi des tons : toutes les voyelles longues et diphtongues ont un ton plat, descendant ou brisé (apparemment avec une sorte de pause au milieu ?) – et encore, dans certaines régions, on ne distingue que deux tons. Il y a apparemment très peu de mots distingués uniquement par le ton (zāle : « herbe » avec un ton plat et « salle » avec un ton brisé). Mathiassen n’y consacre qu’une demi-page et dit que les tons « peuvent être plus ou moins ignorés par les apprenants ».

Grammaire

Les deux langues ont une grammaire assez complexe, mais qui n’a pas l’air très dépaysante pour qui connaît une langue slave. Globalement, leurs grammaires sont similaires (même si les détails des terminaisons diffèrent) : j’ai parfois eu une impression de déjà vu en parcourant l’ouvrage sur la grammaire lettonne, parce que l’auteur a parfois réutilisé les mêmes phrases d’explication et les mêmes exemples que dans celui sur la grammaire lituanienne.

Noms et adjectifs

Le letton et le lituanien ont deux genres : masculin et féminin (pas de neutre). Ils ont deux nombres : singulier et pluriel (mais le lituanien a des restes de duel, en particulier dans des textes anciens).

Les noms (et adjectifs, pronoms, numéraux) se déclinent selon sept cas : nominatif, génitif, datif, accusatif, instrumental, locatif, vocatif – les mêmes que dans la plupart des langues slaves.

En réalité, dans le cas du letton, l’existence de l’instrumental est douteuse : ce cas n’existe qu’après la préposition ar (« avec »), et il est toujours identique à l’accusatif au singulier et au datif au pluriel. Comme les prépositions lettonnes ont la particularité d’être toutes suivies du datif au pluriel, je ne vois pas trop l’intérêt de considérer que l’instrumental existe et n’est pas simplement l’accusatif.

Le lituanien a cinq classes de déclinaisons, le letton six. Voilà un exemple de la première déclinaison de chaque langue (je vous épargne l’accentuation en lituanien) :

NombreCasLituanienLetton
vyras (homme)tēvs (père)
SingulierNominatifvyrastēvs
Génitifvyrotēva
Datifvyruitēvam
Accusatifvyrątēvu
Instrumentalvyru(tēvu)
Locatifvyretēvā
Vocatifvyretēv(s)
PlurielNominatifvyraitēvi
Génitifvyrųtēvu
Datifvyramstēviem
Accusatifvyrustēvus
Instrumentalvyrais(tēviem)
Locatifvyruosetēvos
Vocatifvyraitēvi

Le vocatif est toujours identique au nominatif au pluriel.

Le locatif est intéressant : contrairement aux langues slaves où il est toujours utilisé après une préposition, dans les langues baltes, il s’utilise sans préposition :

  • lituanien : Lietuva (« Lituanie ») → Lietuvoje (« en Lituanie »), VilniusVilniuje (« à Vilnius ») ;
  • letton : Latvija (« Lettonie ») → Latvijā (« en Lettonie »), DaugavpilsDaugavpilī (« à Daugavpils »).

Le complément du nom se place avant, contrairement au français : universiteto studentai (« les étudiants de l’université », lituanien). Les deux langues utilisent souvent le génitif là où le français et d’autres langues européennes préféreraient un adjectifs : lietuvių kalba (« la langue des Lituaniens » : la langue lituanienne), latviešu valoda (« la langue des Lettons » : la langue lettonne).

Les adjectifs s’accordent bien entendu en genre, nombre et cas. Les adjectifs en letton ont l’air de se décliner tous plus ou moins de la même façon, tandis qu’en lituanien il y a trois types de déclinaison pour les adjectifs.

Un phénomène intéressant est que les adjectifs ont une forme courte et une forme longue. La forme courte est utilisée la plupart du temps. La forme longue est notamment utilisée pour marquer un nom défini (comme « le/la » en français, quoi), mais aussi dans certaines expressions. Par exemple, baltasis lokys / baltais lācis désigne l’ours blanc (l’ours polaire), alors que j’imagine que baltas lokys / balts lācis est juste n’importe quel ours qui est blanc.

Verbes

Comme souvent, je trouve que les verbes sont la partie d’une langue la plus difficile à comprendre. Les deux langues ont un riche système avec pas mal de temps et un bon paquet de participes. Globalement, pour savoir former correctement tous les temps, il faut connaître trois radicaux pour chaque verbe (j’imagine que c’est souvent assez prévisible, mais je ne me suis pas plongé aussi profondément dans les verbes).

Dans les deux langues, pour tous les verbes, à tous les temps, la forme de la troisième personne est identique au singulier et au pluriel. En lituanien, le verbe « être » à la troisième au présent est facultatif.

Les deux langues ont un mode dit « relatif » (en tout cas c’est un nom que j’ai trouvé en anglais) qui sert à exprimer le discours rapporté et les informations douteuses ou non vérifiées. Ce mot est apparemment sur le déclin dans la langue familier, mais pas à l’écrit. Pour les germanophones, ça m’a l’air de pas mal ressembler au subjonctif I allemand.

Vocabulaire

Ces deux langues étant plutôt conservatrices, surtout le lituanien, on trouve un certain nombre de mots qui ont clairement un lien avec le latin ou le sanskrit.

LituanienLettonLatinFrançais
ugnisugunsignisfeu
ratasratsrotaroue
mėnesismēnesismensismois
vyrasvīrsvirhomme
dantis(zobs)densdent

Pour le dernier cas, le mot letton a une origine différente, mais est clairement reconnaissable quand on connaît une langue slave. Les langues baltes sont en effet apparentées aux langues slaves, et en Lituanie j’ai pu reconnaître certains mots semblables au polonais ou au russe (que ce soit parce qu’ils ont la même origine ou parce que le lituanien l’a emprunté à une langue slave), par exemple :

LituanienPolonaisRusseFrançais
vyšniawiśniaвишня (višnja)cerise
česnakasczosnekчеснок (česnok)ail
miestasmiasto(город (gorod))ville
stiklasszkłoстекло (steklo)verre
knygaksiążkaкнига (kniga)livre

J’aime bien les noms des jours de la semaine dans les langues baltes : leur étymologie est transparente, les noms signifient clairement « premier jour », « deuxième jour », etc. :

  • lituanien : pirmadienis, antradienis, trečiadienis, ketvirtadienis, penktadienis, šeštadienis, sekmadienis ;
  • letton : pirmdiena, otrdiena, trešdiena, ceturtdiena, piektdiena, sestdiena, svētdiena (dimanche en letton est le « jour saint », là encore c’est assez évident si on connaît une langue slave).

Les deux langues ont une forte tendance à adapter les mots d’origine étrangère, pas seulement à leur orthographe mais aussi à leur grammaire. Ainsi, un mot qui dans une langue étrangère se finit par une consonne se retrouvera avec une terminaison comme -as en lituanien et -s en letton, pour l’adapter à la déclinaison des noms masculins.On a ainsi des mots comme projektas en lituanien et projekts en letton.

Le plus étonnant, c’est que ça s’applique aussi aux noms propres. Je vous laisse admirer la liste des départements français en lituanien et en letton, et je vous laisse deviner qui sont Emanuelis Makronas, Olafas Šolcas et Fransua Olandas (en lituanien), ainsi que Luijs Pastērs, Alberts Einšteins et Jurijs Gagarins (en letton). D’ailleurs, pour le dernier, il est très courant que quelqu’un en Lettonie ait un nom clairement d’origine russe avec un -s ou à la fin.

Bref, il est peu probable que je me mette un jour sérieusement à l’une de ces deux langues, mais j’en apprendrais volontiers plus. Ces deux langues sont très jolies et sont très intéressantes – j’ai un petit faible pour le lituanien, même s’il a l’air plus difficile que le letton à tous les points de vue, notamment la prononciation.

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.