Un peu de linguistique historique pour mieux comprendre la grammaire polonaise

L’évolution des langues est un phénomène fascinant. Bien que globalement imprévisible, elle suit souvent des règles régulières, et les connaître permet de mieux comprendre pourquoi les langues actuelles sont telles qu’elles sont et d’expliquer les irrégularités. Voyons comment quelques éléments de l’histoire des langues slaves permettent de mieux comprendre la grammaire polonaise, qui a à première vue pas mal d’irrégularités.

En effet, on a en polonais des e qui se transforment en a ou en o (las « forêt » → w lesie « dans la forêt »), des o qui alternent avec ó (prononcé [u] – robić « faire » → rób « fais »), des r qui deviennent rz (prononcé quasiment comme j en français)… Tout cela s’explique très bien grâce à la linguistique historique.

Avertissement : je ne suis pas linguiste et mes connaissances viennent en grande partie de l’université de Wikipédia. Mes explications peuvent donc être un peu imprécises, même si dans l’ensemble je ne pense pas raconter n’importe quoi.

Le proto-slave

Toutes les langues slaves modernes sont issues d’un ancêtre commun appelé proto-slave. Le suffixe « proto- » indique qu’il s’agit d’un ancêtre hypothétique, d’une langue reconstruite : il n’existe aucun texte dans cette langue. La linguistique comparée permet de la reconstruire avec pas mal de précision, en comparant les langues slaves anciennes et actuelles non seulement entre elles, mais aussi avec les autres branches des langues indo-européennes.

Cependant, le proto-slave n’a probablement jamais vraiment existé sous la forme qui a été reconstruite : les caractéristiques reconstituées peuvent correspondre à des époques différentes. Le proto-slave a en effet été parlé à partir du deuxième millénaire avant notre ère jusqu’au IXe siècle. Vers l’an 1000, il était séparé en trois groupes de dialectes (est, ouest et sud) qui ont donné les trois sous-familles de langues slaves actuelles. Le polonais est issu du slave de l’ouest.

Les modifications phonétiques régulière

Vous le savez, la prononciation des langues change au fil des siècles. Mais ces changements obéissent généralement à des règles précises qui affectent en principe tous les mots de la langue. Pourquoi le S français se prononce [z] entre deux voyelles ? Parce que le [s] latin entre deux voyelles est devenu sonore mais qu’on a gardé l’orthographe. Pourquoi « flamme », « blanc » et « plein » se disent respectivement fiamma, bianco et pieno en italien ? Parce qu’en italien le [l] latin est devenu [i] après [f], [b] et [p].

Les changements phonétiques peuvent parfois être complexes (voyelles qui changent en fonction des consonnes environnantes, de l’accentuation du mot…), ils peuvent se combiner et rendre l’étymologie opaque, parfois ils ne sont pas si réguliers pour différentes raisons, mais souvent, quelques règles assez simples permettent d’expliquer beaucoup de choses. C’est donc de ce genre de règles que nous allons parler, mais pour le polonais.

(Si ce sujet vous intéresse, je vous invite à regarder ce cours de linguistique historique sur la méthode comparative. Je vous jure, c’est très intéressant.)

Les yers et les voyelles mobiles

C’est un phénomène courant : un nom se termine par consonne + e + consonne, et le e disparaît quand on décline. Exemple au hasard : początek (début), na początku (au début).

En proto-slave, il y avait deux voyelles appelées yers, transcrites respectivement par ъ (ŭ) et ь (ĭ), et probablement prononcées comme un ou et un i très courts. Les yers ont évolué dans toutes les langues slaves modernes selon les règles suivantes :

  • un yer dans la dernière syllabe d’un mot est dit faible ;
  • un yer suivi dans la syllabe suivante par un yer faible est dit fort ;
  • un yer suivi dans la syllabe suivante par un yer fort ou une autre voyelle est faible ;
  • les yers faibles ont ensuite disparu et les yers forts, dans le cas du polonais, se sont transformés en e.

Ce sera sûrement plus clair avec un exemple, avec le mot pies qui veut dire « chien » :

  • Le mot proto-slave pour « chien » était *pьsъ1.
  • Le deuxième yer, en fin de mot, est faible.
  • Le yer précédent est donc fort.
  • Le deuxième yer disparaît donc et le premier devient e : on obtient le polonais moderne pies.

Mais c’est différent avec le génitif psa :

  • Le génitif en proto-slave était *pьsa.
  • Le seul yer du mot est faible parce qu’il y a une voyelle (autre qu’un yer) dans la syllabe suivante.
  • Le yer disparaît donc et on aboutit au polonais moderne psa.

Bref, les yers et leur évolution permettent d’expliquer l’origine des voyelles mobiles.

Mais si les yers forts sont devenus e, pourquoi dans cet exemple on a pies et pas pes ? Pour comprendre, il faut parler de palatalisation.

Les palatalisations

Vous le savez si vous apprenez le polonais, les consonnes polonaises peuvent être classés entre « dures » (k, t, s…) et « molles » (ń, l, ź…) – et certaines des dures peuvent être considérées « historiquement molles » (c, ż, sz…). En fait, les consonnes molles sont les résultats d’une palatalisation : c’est une modification phonétique qui consiste à prononcer une consonne plus près du palais mou.

Historiquement, les langues slaves ont connu trois palatalisations, déclenchées lorsque des consonnes étaient suivies par une voyelle antérieure : e, i, yat (on en parle après) et ь, même quand celui-ci a disparu parce qu’il était faible.

  • La première palatalisation a concerné k et g, devenus cz et ż en polonais. Elle explique les alternances qu’on trouve par exemple dans la conjugaison de piec (cuire au four) : piekę, pieczesz.
  • La deuxième palatalisation a aussi concerné k et g, qui sont devenus c et dz devant certains e. Ses effets sont moins évidents en polonais moderne, mais elle explique par exemple l’alternance qu’on trouve au locatif singulier pour les noms féminins : lodówka (frigo), w lodówce (au frigo).
  • La troisième est plus compliquée (honnêtement, j’ai pas trop compris), on peut l’ignorer.
  • Enfin, en polonais, les consonnes dures sont devenues palatalisées devant un i ou un e : ça explique le pies de tout à l’heure, et plus généralement le fait que e est très souvent précédé d’un i. Cherchez bien, vous ne trouverez pas beaucoup de mots polonais avec la séquence ke. Ça explique aussi beaucoup d’alternances devant un i ou y : profesor est au pluriel profesorzy (historiquement, j’imagine qu’il y a eu une étape profesori avec un r mou qui est ensuite devenu rz).

Le e qui devient o

L’alternance entre e et o arrive assez parfois dans les conjugaisons, par exemple celle de nieść (porter) au présent :

PersonneSingulierPluriel
1renioniesiemy
2eniesieszniesiecie
3eniesienio

L’explication est assez simple : e s’est transformé en o après une consonne molle et avant une consonne dure. La transformation n’a pas eu lieu avant une consonne molle (ou pas de consonne du tout). Ça se voit tout particulièrement dans la conjugaison de certains verbes :

Infinitif1re personne3e personneTraduction
braćbiorębierzeprendre
praćpiorępierzelaver (des vêtements)
wieźćwiozęwiezietransporter
pleśćplotępleciesztresser
gnieśćgniotęgnieciepétrir

Cette alternance est assez systématique avec le nominatif pluriel masculin personnel des participes passés : zrobionyzrobieni (fait), uczonyuczeni (savant).

On trouve cette alternance plus rarement dans la déclinaison des noms : le locatif de kościół est kościele (le ó est une autre histoire qu’on verra après), anioł (ange) devient aniele au vocatif. Dans la déclinaison des noms, l’alternance e/o est plutôt l’exception que la règle : dans des tonnes de mots comme przedmiot (objet), lot (vol), dzięcioł (pic-vert), le o reste o. C’est l’une des raisons pour lesquelles certains changements réguliers deviennent irrégulier : ils peuvent être partiellement annulés pour simplifier des conjugaisons ou des déclinaisons.

C’est un peu dense, alors voilà une photo que j’ai prise à Wrocław.

Yat : le e qui devient a

Dans d’autres mots, le e alterne avec a. Parce qu’à l’origine, c’est un autre e. Le proto-slave avait une voyelle appelée yat, transcrite ѣ ou ě, probablement prononcée comme un e long et ouvert. Elle a disparu dans toutes les langues slaves modernes, la plupart du temps pour devenir e, parfois i (en ukrainien ou certains dialectes serbo-croates), mais en polonais elle a parfois donné a dans certaines situations.

C’est très semblable à la situation précédente : yat s’est transformé en e la plupart du temps, mais en a avant une consonne dure. Ça explique notamment l’alternance que l’on observe dans de nombreux verbes au passé, par exemple chcieć (vouloir) : chciał, chciała, chciało, chciały, mais au pluriel masculin : chcieli. C’est un phénomène très régulier qui concerne beaucoup de verbes en -ieć : miał/mieli (de mieć, avoir), wiedział/wiedzieli (de wiedzieć, savoir), leciał/lecieli (de lecieć, voler)…

On retrouve cette alternance au locatif singulier d’un certain nombre de mots (pas toujours, mais bien plus souvent que l’alternance e/o) :

NominatifLocatifTraduction
laslesieforêt
kwiatkwieciefleur
miastomieścieville
powiatpowieciearrondissement
obiadobiedziedéjeuner
jazdajeździetrajet
przyjazdprzyjeździearrivée

Ce n’est malheureusement pas très régulier : il n’y a pas d’alternance pour dział (division), bien qu’on puisse l’observer dans le verbe dzielić (diviser).

Cela peut aussi arriver avec le nominatif pluriel des noms masculins personnels, le seul exemple qui me vient à l’esprit est sąsiad (voisin) qui devient sąsiedzi au pluriel.

À ma connaissance, cette alternance n’arrive pas avec les adjectifs : biały (blanc) donne biali au nominatif pluriel masculin personnel. Mais là aussi, on remarque que les mots de même origine bielić (blanchir) et biel (blancheur) ont un e.

La longueur des voyelles et les alternances o/ó et ę/ą

Le proto-slave avait deux voyelles nasales : *ę et *ǫ. Le polonais a deux voyelles nasales : ę et ą. Du coup, *ę est resté ę et *ǫ est devenu ą ? Non, ce n’est pas aussi simple. Les deux se sont confondues ; *ę a palatalisé la consonne précédente, mais pas *ǫ. Le ą du polonais moderne provient d’un voyelle nasale longue, le ę d’une voyelle nasale courte.

Le polonais a en effet eu des voyelles longues et courtes, il y a des siècles. La distinction de longueur pour a, e, i, u et y a disparu sans laisser de traces. Mais elle est restée pour les voyelles nasales, ainsi que pour o : les o long ont fini par se prononcer [u], mais la distinction est restée dans l’orthographe, et on écrit ó pour un ancien o long.

Et en quoi ça nous aide, si aujourd’hui toutes les voyelles polonaises sont courtes ? Eh bien dans certains cas où un allongement compensatoire a eu lieu : une voyelle s’est allongée pour compenser la disparition d’un yer qui suivait. Concrètement, ça se voit dans les cas suivants :

  • Un mot qui se termine par une consonne avait une voyelle longue, qui a aujourd’hui donné ą ou ó : ząb (dent), wóz (chariot).
  • Le même mot, avec une terminaison, se termine maintenant par une voyelle, et la voyelle précédente reste donc court, donnant ę ou o : au pluriel, on a alors zęby et wozy.

On trouve ainsi beaucoup de mots masculins qui contiennent un ą au nominatif singulier et un ę à toutes les autres formes (ici le nominatif pluriel) : dąbdęby (chêne), urządurzędy (administration), et des féminins comme głąbgłębie (profondeur). Même principe avec ó et o : stółstoły (table), rógrogi (corne), ogródogrody (jardin).

Malheureusement ce n’est pas toujours systématique : le ą de kąt (angle) ne change pas, pas plus que le ó de król (roi). Et mon préféré est rząd, au génitif rzędu quand il veut dire « rangée » mais rządu quand il veut dire « gouvernement ».

Ça n’est malheureusement pas prévisible avec la dérivation : le diminutif de wóz est wózek, mais celui de róg est rożek.

À l’inverse, ce type de changement peut aussi se produire au génitif pluriel des noms féminins et neutres qui perdent leur terminaison : głowa (tête) a un o à toutes les formes, sauf le génitif pluriel qui est głów.

Dans l’ensemble, on peut oublier les histoires de changement de longueur de voyelle, il ne faut juste pas être surpris par l’apparition de ó ou ą quand on se retrouve avec une syllabe fermée.

Une situation où ces changements sont systématiques, c’est le passé des verbes en -ąć. Le passé de zdjąć (enlever) est ainsi zdjął au masculin, mais toutes les autres formes ont ę : zdjęła, zdjęło, zdjęły, zdjęli. Même principe pour wziął/wzięła (de wziąć, prendre), zasnął/zasnęła (de zasnąć, s’endormir), zamknął/zamknęła (de zamknąć, prendre) et en fait tous les passés en -ął.

Quelques rares verbes ont l’alternance o/ó au passé : c’est le cas de gnieść (pétrir), qui donne au masculin gniótł, au féminin gniotła… et au pluriel masculin gnietli, parce que oui, ça peut se combiner.

Le changement de o en ó est fréquent à l’impératif : robićrób (faire), otworzyćotwórz (ouvrir), pozwolićpozwól (permettre), uspokoićuspokój (calmer). Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas (chodzić, aller, donne chodź), mais il me semble que le o devient ó pour la majorité des verbes.

Conclusion

J’espère que ce n’était pas trop complexe. Je trouve la linguistique historique fascinante : à partir de règles souvent relativement simples, on peut reconsituer l’évolution d’une langue, expliquer l’origine de formes apparemment irrégulières, parfois même prédire un mot dans une langue proche. Je trouve que ça aide à apprendre le vocabulaire dans des langues apparentées, et comprendre l’origine d’irrégularités permet de les rendre moins difficiles parce qu’on se rend compte qu’elles ne sont pas si arbitraires.

  1. L’astérisque en début de mot signifie en linguistique historique qu’il s’agit d’une forme reconstruite, pas d’un mot qui a été trouvé dans un texte. ↩︎

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