Faut-il encore apprendre le russe en 2023 ?

Il y a quelques années, j’avais donné une conférence intitulée « Pourquoi apprendre le russe ? » Si je devais la refaire aujourd’hui, je la ferais très différemment. Parce que la Russie, et donc par extension la culture russe et la langue russe, depuis l’invasion de l’Ukraine, c’est chaud. Apprendre le russe, la langue d’un pays hostile, a-t-il encore un sens ?

J’ai un peu le cul entre deux chaises. D’un côté, j’adore la langue russe, c’est toujours un plaisir de la parler, d’écouter de la musique russe ou de regarder des films russes. Plusieurs de mes meilleurs amis sont russes, je suis déjà allé en Russie et j’adorerais un jour retourner à Moscou, voir le lac Baïkal ou découvrir l’Altaï.

Par contre, autant le dire clairement : si avant l’année dernière, je n’étais déjà pas fan de Poutine, ses magouilles pour rester au pouvoir, sa corruption, ses petits hommes verts et ses empoisonnements, maintenant je hais l’immonde organisation terroriste qu’est la Fédération de Russie, son gouvernement, son armée et bien sûr sa guerre abominable contre l’Ukraine et les Ukrainiens. Tous ceux, russes ou non, qui soutiennent ce régime tyrannique et son agression injustifiable ne m’inspirent que dégoût et mépris. Je suis ulcéré de voir ce pays qui avait tout pour être prospère sombrer dans la dictature et envoyer ses hommes assassiner des Ukrainiens et se faire tuer par milliers pour rien. J’attends avec impatience que cet État s’effondre, et j’espère que la Russie sera un jour un pays normal qui entretient de bonnes relations avec ses voisins et où les Russes pourront bien vivre (après avoir jugé les criminels de guerre et payé des réparations à l’Ukraine).

Bref. Tout ça pour dire : faut-il encore apprendre la langue d’un pays qu’on a peu de chances de pouvoir visiter dans un avenir proche, dont les dirigeants et beaucoup d’habitants voient nos pays comme des ennemis, et qui évoque maintenant plus la mort et la destruction que les ours et les balalaïkas ? Je pense que oui. Peut-être même plus que jamais.

C’est toujours une langue fascinante

Si on devait renoncer aux langues associées à des pays au passé (ou au présent) impérialiste ou qui ont commis (ou commettent encore) des atrocités, on pourrait aussi renoncer à l’allemand, au français, à l’anglais, à l’espagnol, au portugais, au japonais, au chinois et bien d’autres. Si beaucoup de gens s’intéressent à l’allemand ou à l’italien, c’est rarement par attirance pour les régimes totalitaires. Pareil pour le russe.

Je trouve que le russe est une belle langue et ça n’a pas changé. Sa prononciation et sa grammaire sont toujours aussi fascinantes et c’est toujours aussi intéressant de voir l’influence du slavon d’église, des langues turciques et du français dans son vocabulaire. La littérature russe est toujours là, tout comme les chansons et le cinéma russes. Goethe est toujours considéré comme un monument de la culture allemande et le peintre autrichien n’a pas réussi à ruiner ce patrimoine. Les œuvres de Pouchkine ou de Tchaïkovski, ou plus récemment les chansons de Kino ou de Splin, tout ça survivra au boucher du Kremlin.

C’est peut-être un peu plus tendu pour les artistes vivants aujourd’hui qui soutiennent l’invasion. J’ai été déçu l’année dernière quand le groupe Leningrad a publié une chanson qui compare – apparemment au premier degré – les Russes en Europe aujourd’hui aux Juifs à Berlin en 1940. Heureusement qu’il existe des gens bien comme Zemfira, Iouri Chevtchouk (le chanteur de DDT) ou encore l’écrivain Dmitri Gloukhovski, l’auteur de Metro 2033.

La Russie n’est pas les Russes

Bon, évidemment, le russe est la langue de Poutine, de ses propagandistes et de ses soldats, ainsi que de millions de partisans de l’« opération spéciale ». Je n’ai aucune envie de parler avec ces gens-là. Écouter des opinions différentes, c’est une bonne chose, bien sûr, mais franchement, quand les opinions en question consistent à soutenir une guerre d’agression, le terrorisme, la torture et le meurtre de masse, ça ne m’intéresse pas.

Difficile de savoir combien les pro-« opération spéciale » sont : les sondages donnent des résultats variables et peu fiables, vu qu’en théorie donner une mauvaise réponse peut conduire en prison. En tout cas, il semblent qu’ils sont plutôt nombreux, mais qu’une bonne partie des Russes ne « s’intéresse pas à la politique », « tout n’est pas si simple », « on ne connaît pas toute la vérité », etc. Les opposants ne sont certainement pas la majorité, mais ils ne sont pas rares non plus.

La Russie n’est pas les Russes. Il y a des millions de Russes dégoûtées par ce que fait leur pays. Le russe est la langue de Poutine, mais aussi de ses opposants : on peut citer Ilia Iachine, ancien député municipal de Moscou, condamné à 8 ans et demi de prison pour avoir « discrédité l’armée » en dénonçant les crimes de Boutcha ; Vladimir Kara-Mourza, condamné à 25 ans pour « haute trahison » après avoir critiqué l’invasion ; et tous les inconnus qui se sont fait arrêter et tabasser pour les mots « non à la guerre ».

Tout ça pour dire qu’on ne peut pas juger tout un peuple à cause de ses dirigeants. Le peuple russe n’est pas mon ennemi. Comme dans tous les pays, il y a en Russie des fascistes violents, des nationalistes haineux, mais aussi énormément de gens bien.

Comprendre les Russes n’a peut-être jamais été aussi important

(En tout cas depuis la fin de la guerre froide.)

Poutine et ses propagandistes passent leur temps à accuser « l’Occident collectif » de tous les maux et à nier le droit de l’Ukraine à exister, leur taré d’ex-président menace le monde entier de guerre nucléaire un jour sur deux, des anonymes sanguinaires jubilent dans des groupes Telegram à chaque nouveau crime de guerre. Ce n’est pas réjouissant, mais il reste important de comprendre ce que ces gens – mais aussi leurs opposants – disent. Je serais d’ailleurs surpris si le besoin en traducteurs et interprètes diminuait.

L’avantage de comprendre le russe, c’est que je peux avoir accès à des informations sur la situation actuelle sans devoir faire confiance à des traductions (quand elles existent). Depuis février 2022, je lis et regarde beaucoup plus de contenus en russe qu’avant. Par contre, pour ne rien vous cacher, c’est en grande majorité des médias d’opposition ; je devrais peut-être faire plus l’effort d’aller voir ce que les pro-Kremlin disent, même si j’ai la nausée à chaque fois que j’entends Vladimir Soloviov ou Margarita Simonian. J’ai quand même écouté le discours délirant de Poutine il y a un an, celui où il dénonçait le colonialisme de l’Occident avant d’annoncer l’annexion de quatre nouvelles régions après des « référendums » bidons.

En tout cas, pouvoir comprendre tout ça en version originale est un avantage. Évidemment, ça s’applique aussi à l’ukrainien, et j’ai pas mal progressé en compréhension de l’ukrainien depuis l’année dernière.

Le russe en dehors de Russie

Le russe, vous le savez, n’est pas parlé qu’en Russie. Outre la diaspora russe, nombreuse en Europe, particulièrement en Allemagne, le russe est parlé, à des degré divers, dans tous les anciens pays de l’URSS.

La situation est très variable selon les pays : le russe a un statut officiel au Kazakhstan, au Kirghizistan et en Biélorussie (où il est tellement dominant que le biélorusse est dans une position vulnérable). Il est aussi très présent en Ouzbékistan et en Moldavie. En Géorgie, il y a peu de russophones natifs, mais la plupart des gens qui ont connu l’Union soviétique le parlent à peu près. Les trois pays baltes ont des minorités russophones significatives et dans certains coins, on entend plus le russe que la langue locale (c’est moins vrai en Lituanie). Et bien sûr, il y a l’Ukraine, où quasiment tout le monde sait parler le russe ou en tout cas le comprendre et de nombreuses personnes le parlent au quotidien.

Bien entendu, si on parle autant russe dans tous ces endroits, c’est parce qu’ils ont été envahis par la Russie à un moment ou à un autre. La question des langues et du russe en particulier est donc un sujet sensible dans la plupart de ces pays (on l’a vu récemment avec la Lettonie qui cherche à expulser des Russes incapables de passer un examen de letton élémentaire). Néanmoins, malgré toutes les tensions, je peux dire que j’ai utilisé le russe sans soucis en Géorgie, et l’année dernière dans les pays baltes, les gens n’avaient aucun problème à me parler russe quand je leur demandais poliment s’ils parlaient anglais ou russe. (Bien sûr, ça n’empêche pas de s’intéresser à ces langues.)

Avec l’Ukraine, évidemment, c’est encore plus tendu : des millions d’Ukrainiens ne veulent plus en entendre parler et c’est bien compréhensible. De nombreux Ukrainiens (difficiles de savoir combien) qui s’exprimaient en russe au quotidien font l’effort de passer à l’ukrainien, et je ne me risquerais pas à m’adresser directement en russe à un Ukrainien que je ne connais pas. Cela dit, depuis 2022 j’entends dans ma ville très souvent le russe mais rarement l’ukrainien. C’est peu étonnant quand on sait que le russe est davantage parlé dans l’est et le sud de l’Ukraine, qui sont justement les régions les plus touchées par l’invasion russe. Le russe est aussi la langue maternelle de beaucoup de victimes des actions de la Russie.

J’en profite pour signaler que je connais plusieurs Ukrainiens avec qui je communique en russe et, bizarrement, aucun ne m’a jamais dit faire partie d’une minorité opprimée. Je peux aussi citer le cas d’une connaissance de l’ouest de l’Ukraine avec qui j’avais déjà parlé en russe il y a des années : aucune chance maintenant que j’entende un jour un mot en russe sortir de sa bouche. Personne n’a fait autant pour dérussifier l’Ukraine que la Fédération de Russie.

Bref, même si on peut s’attendre à ce que l’influence du russe décroisse dans les années à venir, il reste une importante langue de communication internationale dans une bonne partie de l’Eurasie.

La langue russe n’est pas notre ennemie. Continuons à l’apprendre. (Et apprenons aussi l’ukrainien, l’un n’empêche pas l’autre.)

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1 réponse

  1. Antoine Billaud dit :

    Intéressant. Je me suis mis au russe en octobre 23. Timing édifiant. On en parle dans 5 ans

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